Nous appartenons à une société où la lecture s’impose comme étant incontournable, voire comme une contrainte. Selon le pays, la culture, l’époque, certains livres doivent absolument être lus ou, à tout le moins, connus dans leurs grands traits. Certes, il est humainement inimaginable de tout lire, mais il l’est tout autant d’avouer se contenter d’une approche rapide et superficielle. Ne pas lire un ouvrage suggéré par un ami ou recommandé par notre magazine préféré nous fait éprouver un sentiment de culpabilité bien que le temps nous manque ainsi, parfois, que la circonstance (est-il envisageable de lire un livre «professionnel» au bureau ?).
Entre «lire» et «ne pas lire», les relations que nous pouvons avoir avec les livres sont multiples et nuancées. Chacun de nous a recours à diverses méthodes de lecture selon le thème, le moment, la nature de l’information, l’usage que l’on imagine en faire, etc. De plus, personne ne lit un magazine comme un livre, un roman comme un ouvrage lié à un métier.
Bien souvent, nous ne lisons pas intégralement un livre, mais nous le parcourons tout en craignant d’abandonner un élément qui devrait retenir notre esprit.
Et, nous sommes en permanence à l’affut de nouvelles méthodes de lecture dite «rapide» ou de prise de connaissance à la fois confortable et efficiente.
En effet, pour une large part d’entre nous, nombre de livres que nous évoquons, auxquels nous nous référons n’ont pas été lus. Ce sont les livres parcourus, ceux dont on a lu une synthèse, ceux présentés par un conférencier, sans compter ceux que nous avons lus et… oubliés.
Notre univers livresque n’est pas homogène, mais construit de connaissances, de souvenirs, d’impressions, de perceptions, d’amalgames, de notre avis, de celui des autres, autant d’éléments qui constituent une bibliothèque unique et évolutive : la nôtre.
L’étendue du savoir, même limité au champ de la compréhension de chacun, est devenue très largement insondable. Une bibliothèque a toujours été un lieu à la fois merveilleux et angoissant tant l’information y est grande et en extraire celle que nous recherchons difficile. Nous recourons à des catalogues, des guides, des avis, des conseils, etc. tout en sachant que le mieux reste à découvrir.
Le livre lu est doté de plusieurs vies. Avant sa lecture, il développe un imaginaire qui nous oriente vers le prêt ou l’achat dans telle ou telle collection. Puis il est lu in extenso ou quelques pages ou chapitres sélectionnés par une première impression souvent injustifiable. Enfin, il restera, ou non, dans notre esprit quelques idées, quelques citations, une photographie, un schéma, etc.
Conscients de cet état de fait, nous tentons de rationaliser notre démarche de lecture en rédigeant des fiches par exemple ou en annotant le texte dans les marges. Nous aspirons à une connaissance non pas de certains livres, mais d’une sorte de bibliothèque virtuelle formant un ensemble dont les livres font partie. L’important semble être de ne pas se laisser submerger par les livres, mais bien de se créer un véritable système raffiné d’organisation de nos lectures.
Notons d’ailleurs qu’un bibliothécaire fonde plus son activité sur les livres consacrés aux livres que sur les livres eux-mêmes ; autrement dit, les relations que nous établissons entre les idées nous enrichissent autant, sinon plus, que les idées elles-mêmes.
Cet «enrichissement» est-il ce que regroupe le mot «culture» ? Sans doute l’est-il.
L’Homme cultivé n’est pas celui qui a lu tel et tel livre, mais bien celui qui sait se repérer dans la «bibliothèque virtuelle» en situant une idée par rapport aux autres. Pour cela, il fait appel à ses lectures, son avis, l’avis des autres, autant de facteurs qui évoluent sans cesse.
Le contenu d’un livre, sa place parmi les autres, le contexte où il a été écrit, celui au sein duquel il est désormais lu sont autant de facteurs fondamentaux qui lui donnent une vie réelle. C’est ainsi que la plupart des échanges à propos d’un livre s’en éloignent très rapidement en se référant à d’autres sources.
La vue d’ensemble du bibliothécaire est également, et relativement, la nôtre. Et à cette conscience que nous avons des relations des livres entre eux s’ajoutent celle des liens entre les points que nous jugeons d’intérêt développés au sien d’un même livre.
Les avis, commentaires, annotations d’autres lecteurs à propos d’un texte dont nous prenons connaissance vont vraisemblablement contribuer à enrichir notre perception première.
C’est ainsi que les enjeux de la situation que nous vivons à un temps «t» réorganisent les lectures que nous avons en mémoire et modèlent notre bibliothèque personnelle.
D’un livre nous ne lisons véritablement qu’une partie avec le haut risque de l’oublier plus ou moins totalement, plus ou moins vite.
À notre époque où tout s’accélère, où le savoir humain progresse comme jamais il ne l’a fait, il apparaît indispensable, voire urgent, d’inventer une méthode d’acquisition des informations et des connaissances mieux appropriée.
Quelle quelle soit, cette nouvelle façon de lire ne devra pas contrarier notre inclination à lier des fragments de divers livres afin d’en construire une mémoire «rédigée» dans notre propre langage, mémoire qui nous caractérise, fait partie de notre être.
Dans la mesure où un livre est modifié par ce que l’on en dit, l’on peut avancer que les fiches de lectures, les annotations et commentaires présentent des atouts de poids dans l’oeuvre de construction de notre bibliothèque personnelle. Ces éléments de vie du livre sont en voie de prendre plus d’importance que la personnalité de l’auteur qui en a toujours été la valeur première d’un ouvrage.
Une telle évolution s’accompagne de notre volonté, capacité, à ne plus sacraliser le livre comme cela nous a été appris et donc admettre que le transformer c’est lui donner vie et en faire un passeur vers la créativité.
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