L’enjeu de la lecture numérique n’est pas tant celui des écrans. Certaines études ont tenté de comparer la lecture papier et la lecture sur écran en terme de fatigue visuelle. Ces études sont vite obsolètes, car les technologies changent rapidement. Certains effets identifiés sur les écrans cathodiques sont évidemment extrêmement différents sur les écrans à cristaux liquides. Lisibilité et fatigue peuvent grandement varier selon la mise en page, les éléments typographiques, ou le contenu particulier du document présenté. Identifier un effet à un média particulier est, me semble-t-il, une fausse route.
La lecture numérique tend à être multiforme et multi-écrans. Aujourd’hui, un livre peut se commencer sur un téléphone et se continuer sur un écran d’ordinateur ou de tablette. La lecture papier est elle-même intégrée dans ce nouvel écosystème. Il est courant que je lise les deux tiers d’un livre sous format papier, le plus souvent chez moi, et le reste sur des interfaces de lecture numérique dans les transports en commun.
C’est précisément cette nouvelle nature multiforme du livre qui marque le plus grand changement par rapport au livre traditionnel. Le livre tend à devenir un simple contenu textuel standardisé et accessible sous de multiples formes, c’est-à-dire sans forme propre. La numérisation, y compris celle massive entamée par Google et de grandes institutions patrimoniales, est en fait souvent une extraction de contenu selon des processus standardisés. Dans ce processus, le savoir-faire typographique ou de maquettage est le plus souvent ignoré. Il s’agit, comme dans tout projet encyclopédique, d’enlever les « carapaces » et les « particularismes » des objets physiques pour les décrire de manière normalisée et systématique. Le livre ainsi transformé en une ressource standard peut facilement circuler et s’instancier sous de multiples formes physiques, car il n’est lui-même plus que de l’information.
L’annotation est évidemment prise dans ce processus de standardisation. Je peux aujourd’hui annoter un passage d’un livre que je lis sur mon téléphone portable et retrouver immédiatement cette note sur toutes autres instances numériques de mon livre ou sur une nouvelle version que j’imprimerais. Même si la flexibilité d’annotation n’est pas aussi grande que sur un livre papier, cette nouvelle ubiquité de nos notes et de nos surlignages leur donne une valeur immédiate supplémentaire. Je suis d’autant plus motivé pour annoter que je sais à présent que mes annotations me suivent partout. Le partage de notes est également simplifié. Je peux, si je le souhaite, voir les passages les plus souvent soulignés dans un livre et bénéficier ainsi des prélectures de milliers d’autres lecteurs. Tout se passe comme si le cercle vertueux de l’annotation se perpétuait et même gagnait en puissance dans le monde numérique.
Le cercle vertueux de l’annotation
Frédéric Kaplan
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