Les notes témoignent des réactions immédiates

ico-lecture-512pxLorsque mon grand-père est mort, j’ai récupéré une partie de sa bibliothèque. Il y avait de nombreux livres de poche, des romans de gare, des essais, des livres scientifiques. Mais le plus intéressant était que la plupart de ces ouvrages étaient annotés, cornés, surlignés. Mon grand-père lisait souvent avec un stylo ou un crayon à papier à la main, et il avait l’habitude d’« enluminer » ses lectures de multiples manières. J’ai découvert ainsi de nombreuses oeuvres par son intermédiaire. Je voyais les passages qu’il avait aimés, ceux qu’il avait sautés, les réflexions que la lecture avait faites fait naître, les moments aussi où il s’était servi du livre comme pense-bête, support pour une idée venue d’ailleurs et qui interférait avec sa lecture.

Il n’avait visiblement pas passé la quinzième page de certains ouvrages. La publication avait gardé la trace de cet abandon dans sa structure. Il en avait relu d’autres plusieurs fois et rajouté des strates de commentaires en utilisant des procédés différents. Certains livres avaient été prêtés, échangés, empruntés, et jamais rendus. Dans certains cas, d’autres écritures se mêlaient aux cursives qui m’étaient maintenant familières. Chaque livre avait mémorisé — dans sa matérialité même — les gestes de ses lecteurs, s’était déformé au contact de leurs mains. Dans ces déformations, c’est le corps du lecteur en action que je pouvais reconstituer. Les traces témoignaient des réactions immédiates, physiques, provoquées par les successions de mots ou de phrases.

Ce sont des scènes et des moments de vie qu’ils m’engageaient à revivre. Chaque lecture était une invitation à devenir géologue pour, au-delà du récit raconté par l’auteur, se représenter de multiples histoires comme des couches de sédiments dont la structure peut nous aider à ranimer le passé. Les livres de mon grand-père conservaient des traces des vies qu’ils avaient traversées, et ces traces étaient sans doute leur plus grande valeur. Par imitation, je me suis mis mon tour à systématiquement lire un crayon à la main, consignant tout — idées, remarques, listes, croquis, en rapport ou non avec le texte — dans les espaces que la mise en pages avait laissés libres. Je développais vite un langage graphique personnel. Certaines annotations cartographiaient les textes lus, pour y revenir plus rapidement, « se souvenir de se souvenir ». Leur absence marquait au contraire les territoires non encore explorés, comme un appel à poursuivre le voyage plus loin. Je griffonnais aussi parfois un petit schéma pour éprouver graphiquement une idée rencontrée, l’organiser dans l’espace.

D’une manière générale, souligner ou encadrer permettait de maintenir mon attention en éveil. Assez vite, j’eus même du mal à lire sans écrire, convaincu que, sans crayon à la main, je ne pouvais retenir quoi que ce soit. J’encourageais mes amis à faire de même, sans trop de succès. Je voulais que chaque livre prêté me revienne annoté, pour avoir le plaisir de le redécouvrir après coup sous l’oeil d’un autre. À la bibliothèque municipale de mon quartier, je cherchais les livres les plus « martyrisés », tachant de les emprunter avant que les bibliothécaires furieux du manque de respect des lecteurs, les sortent du circuit de prêt. J’ai ainsi pu lire avec excitation le théâtre de Pirandello dans une édition enrichie par une dizaine de commentateurs. Mais la vertu des annotations était loin de faire l’unanimité.

Annoter allait à l’encontre d’une certaine sacralisation de l’objet-livre, objet noble dont on se devait de prendre soin. Ecrire sur les livres – pire, sur les livres des autres – était encore un tabou difficile à lever. Pourtant, à force de lire des livres annotés et à force d’annoter des livres, j’étais intimement convaincu que l’annotation changeait la lecture doublement. Annoter transformait la manière de lire. Lire un livre annoté transformait notre expérience de lecture. Mais que savions-nous au juste de ces deux processus ?

Le cercle vertueux de l’annotation
Frédéric Kaplan

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