Les données récoltées par les lunettes sur le suivi de regard des étudiants et analysé par Andrea Mazzei nous ont permis d’explorer ces deux processus au niveau du geste attentionnel lui-même. Notre première découverte fut que les saccades oculaires de lecture du texte du manuel scolaire et celles qui correspondent à la lecture des annotations se distinguent nettement sous la forme de deux « nuages » distincts aux caractéristiques sensorimotrices propres. Le lecteur alterne entre ces deux régimes de lecture, comme deux temps différent dans sa lecture.
Cette première constatation nous rappelle que « la lecture », au sens d’un comportement unifié bien défini, n’existe pas. Il y a au contraire une famille de comportements qui extérieurement ressemblent à ce que nous appelons communément lire, mais qui en fait, lorsqu’on les analyse au niveau du geste attentionnel se révèlent extrêmement différents. Nous ne « lisons » pas un magazine comme nous « lisons » un roman, un mode d’emploi comme un dictionnaire ou en l’occurrence ici, un manuel de cours et les annotations qui l’entourent. Dans chacun de ces cas, nos yeux font des danses bien différentes. Parler de cette famille de mouvements comme d’un seul et même comportement est aussi simplificateur que d’assimiler tous les sports olympiques à une seule et même catégorie : « des gens qui s’agitent ».
Nos lunettes ont donc révélé que les yeux de nos étudiants dansaient en sautant de la lecture continue à la consultation des annotations et vice-versa. Nous pouvons interpréter ces sauts entre régimes soit comme le signe d’une stratégie de lecture plus ou moins consciente, soit plus passivement comme le résultat de forces attractives qui sculptent le regard du lecteur. Sur les données que nous avons récoltées, les chances de saut du texte à l’annotation dépendent fortement de la distance du regard du lecteur à cette dernière, mais aussi de sa taille et des niveaux de contraste. Si nous voulions tenter une modélisation de ce processus simplement à partir des données recueillies, nous dirions qu’il existe comme une « force gravitationnelle » qui attire le regard du lecteur vers l’annotation, force d’autant plus grande que l’annotation est volumineuse et contrastée. Quand l’annotation rentre dans le champ de vision périphérique du lecteur, elle capture son attention et le fait basculer momentanément dans un autre régime de lecture.
Nous avons aussi pu confirmer, à ce niveau d’analyse, l’effet bénéfique des annotations. Le temps passé sur les annotations et les mouvements oculaires rapides sur l’ensemble du texte sont, de manière statistiquement significative, des prédicteurs d’apprentissage. Si ces résultats ont une certaine généralité, il serait donc peut-être possible de prédire l’apprentissage d’un étudiant lisant un texte, simplement en analysant les motifs de son regard, sans même se soucier de ce qui peut bien se passer dans sa tête de lecteur.
Le cercle vertueux de l’annotation
Frédéric Kaplan
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